Histoire
de Marius
5
Cela s’est passé dans ma quarantième année, par une chaude nuit de printemps, dans la ville gallo-romaine de Massalia, où j’étais occupé à rédiger mon histoire du monde dans une taverne crasseuse du bord de mer.
Elle était délicieuse de saleté, cette taverne, et on s’y entassait ; c’était un repaire de marins et de vagabonds, de voyageurs tels que moi, m’imaginais-je, bien que la plupart fussent pauvres, alors que j’étais loin de l’être, et incapables de lire ce que j’écrivais lorsqu’ils regardaient par-dessus mon épaule.
Je m’étais arrêté à Massalia au cours d’un long et studieux périple à travers l’Empire : j’avais observé les habitants d’Alexandrie, Pergame et Athènes et à présent je m’intéressais à ceux de la Gaule.
La taverne me plaisait encore plus que ma bibliothèque à Rome. Partout, je cherchais les bouges de ce genre pour écrire, installant ma chandelle, mon encre et mes parchemins sur une table près du mur, de préférence au moment où la soirée battait son plein.
J’étais le fils illégitime d’un riche patricien romain, chez qui j’avais grandi, aimé et dorloté, n’en faisant qu’à ma guise. A mes frères légitimes de se préoccuper de mariage, de politique, de guerre. Moi, à vingt ans, j’étais un érudit et un chroniqueur, arbitrant dans les banquets les disputes d’ordre historique et militaire.
Je voyageais dans l’opulence, muni de documents qui m’ouvraient toutes les portes. La vie m’avait gâté, pour dire le moins, et j’étais extraordinairement heureux. Le plus important, c’était que la vie ne m’avait jamais ennuyé, ni vaincu.
Je portais en moi un sentiment d’invincibilité et d’émerveillement, aussi important pour moi que l’ont été pour toi ta colère et ta force.
Bref, si l’on avait pu dire qu’une chose m’avait manqué dans cette vie aventureuse – mais je n’y pensais pas tellement –, c’était l’amour de ma mère gauloise, morte à ma naissance. Je savais simplement que c’était une esclave, fille des guerriers qui avaient lutté contre Jules César. J’avais hérité d’elle mes cheveux blonds et mes yeux bleus, ainsi que ma haute stature. Tout jeune, je dépassais nettement mon père et mes frères.
Pourtant, ces ancêtres gaulois ne suscitaient en moi guère de curiosité. Je n’étais en Gaule qu’un Romain éduqué, conscient non pas de mon sang barbare, mais des convictions banales de mon temps : Auguste était un grand empereur et en cette époque bénie de la Pax Romana, les vieilles superstitions cédaient la place à la loi et à la raison à travers l’Empire. Nul endroit n’était trop misérable pour les routes romaines ni pour les soldats, érudits et marchands qui les empruntaient.
Ce soir-là, je griffonnais comme un possédé des descriptions de tous les clients de la taverne, descendants de multiples races, parlant une bonne douzaine de langues.
Sans raison apparente, j’étais hanté par une étrange idée de la vie, une curieuse préoccupation qui frisait l’obsession. Je me rappelle ce détail, parce que, sur le coup, il me parut lié à ce qui se passa ensuite, mais ce n’était pas le cas. J’eus d’abord l’idée et, par pure coïncidence, elle me vint au cours de mes dernières heures de liberté en tant que citoyen romain.
Cette idée, c’était simplement qu’il existait quelqu’un qui savait tout, qui avait tout vu. Non pas un Être suprême, mais une intelligence, une conscience ininterrompue. Cela m’excitait et m’apaisait tout à la fois. Quelqu’un avait su comment était Massalia, six siècles auparavant, lors de l’arrivée des marchands phéniciens ; comment était l’Égypte quand Kheops avait construit les pyramides ; quel temps il faisait quand Troie était tombée devant les Grecs et ce que se disaient les paysans dans leurs chaumières aux environs d’Athènes, juste avant que les Spartiates n’abattissent les murailles de la ville.
A qui ou à quoi appartenait cette conscience, je n’en savais trop rien, mais je trouvais réconfortante la notion que rien de spirituel – et le savoir est spirituel – n’était perdu pour nous.
Et l’histoire que j’écrivais était une imitation de cette conscience ininterrompue. Je m’efforçais dans mon œuvre de faire la synthèse de tout ce que j’avais vu, de rattacher mes observations à celles qui nous étaient parvenues des penseurs grecs – Xénophon, Hérodote, Posidonius – afin de fournir une conscience continue du monde de mon temps. Ce n’était qu’une pâle et médiocre imitation de la véritable conscience, mais j’étais content de moi.
Vers minuit, cependant, je commençai à me sentir fatigué et en levant les yeux, après un long moment de totale concentration, je me rendis compte que quelque chose avait changé.
La taverne était beaucoup plus calme, presque vide en fait. De l’autre côté de la table, chichement éclairé par la lueur vacillante de ma chandelle, était assis un grand homme blond qui tournait le dos à la salle et m’observait en silence. Je fus frappé non pas par son aspect – pourtant fort saisissant – mais par la certitude qu’il était là depuis un moment et que je ne l’avais pas remarqué.
Comme tous les Gaulois, c’était presque un géant, plus grand que moi. Il avait un long visage avec une puissante mâchoire, un nez en bec d’aigle et des yeux où brillait, sous les sourcils blonds embroussaillés, une intelligence enfantine. Je veux dire par là qu’il paraissait très malin, mais aussi très jeune et innocent. Et pourtant il n’était pas jeune. C’était déroutant.
La bizarrerie du personnage était encore accentuée par une épaisse crinière blonde qui lui tombait sur les épaules, au lieu d’être coupée court, à la mode romaine. En guise de toge – notre uniforme à l’époque – il arborait le vieux justaucorps de cuir ceinturé et les braies que portaient déjà les barbares au temps de César.
Il avait l’air d’un vrai rustre, avec ses yeux gris qui me transperçaient, et son aspect m’enchanta. Je notai en toute hâte les détails de son accoutrement, certain qu’il ne savait pas lire le latin.
Pourtant, son immobilité m’intimidait quelque peu. Ses yeux étaient écarquillés et ses lèvres frémissaient comme si ma vue le portait au comble de l’excitation. Sa main blanche, propre et délicate, posée sur la table, jurait étrangement avec le reste de sa personne.
Un rapide coup d’œil m’apprit que mes esclaves n’étaient pas là, mais je ne m’inquiétai pas pour autant, certain de les voir bientôt reparaître.
J’adressai un petit sourire forcé à mon étrange et silencieux compagnon et me remis à écrire. Il engagea aussitôt le dialogue.
« Tu es un homme éduqué, n’est-ce pas ? » demanda-t-il. Il parlait latin, mais avec un fort accent, en articulant soigneusement chaque mot.
Je lui dis que oui, que j’avais cette chance et je repris ma rédaction, pensant le décourager. Certes, il était très plaisant à regarder, mais je n’avais pas envie de lui parler.
« Et tu écris en grec et en latin ? » insista-t-il, en jetant un coup d’œil à la page qui s’étalait devant moi.
J’expliquai poliment que les phrases grecques qu’il pouvait voir n’étaient que des citations. Moi, j’écrivais en latin. Et je repris ma plume ?
« Mais tu es un Keltoï, n’est-ce pas ? » dit-il. C’était ainsi que les Grecs appelaient les Gaulois.
« Non, pas vraiment. Je suis romain, répondis-je.
— Mais tu nous ressembles, objecta-t-il. Tu es grand, comme nous, et tu as la même démarche. »
Cette remarque me surprit, puisque cela faisait des heures que j’étais assis à cette table. Où m’avait-il vu marcher ? Je reconnus, toutefois, que ma mère était gauloise et précisai que je ne l’avais pas connue. Mon père était un sénateur romain.
« Et qu’est-ce donc que tu écris en grec et en latin ? demanda-t-il. Qu’est-ce donc qui te passionne ? »
Je ne répondis pas tout de suite. Il commençait à m’intriguer. A quarante ans, cependant, je n’étais pas sans savoir que les connaissances de taverne sont intéressantes pendant quelques instants et puis ne tardent pas à vous assommer au-delà de tout.
« Tes esclaves disent que tu écris une grande histoire, fit-il gravement observer.
— Vraiment ? fis-je, un peu agacé. Où sont-ils donc, ces bavards, je me le demande ? » Je parcourus la pièce du regard. Toujours personne. J’admis que j’écrivais en effet une histoire.
« Et que tu es allé en Égypte », dit-il. Sa grande main était aplatie sur la table.
Je le considérai à nouveau attentivement. Il y avait chez lui quelque chose d’irréel dans sa façon de se tenir, de gesticuler avec cette seule main. C’est bien souvent le maintien compassé des peuples primitifs, qui donne l’impression de se trouver en présence de dépositaires d’une immense sagesse, alors qu’il ne s’agit que d’une immense conviction.
« Oui, dis-je, méfiant. Je suis allé en Égypte. »
Manifestement, ce détail le combla. Ses yeux s’agrandirent et ses lèvres remuèrent brièvement comme s’il se parlait.
« Sais-tu parler et écrire la langue égyptienne ? demanda-t-il avidement, les sourcils froncés. Connais-tu les cités égyptiennes ?
— La langue parlée, oui, je la connais. Mais quant à leur écriture picturale, je suis incapable de la lire et je ne connais personne qui sache. J’ai entendu dire que même les vieux prêtres égyptiens l’ignoraient. Ils seraient bien en peine de déchiffrer la moitié des textes qu’ils recopient. »
Il eut un rire des plus étranges. Impossible de dire si mes propos le transportaient d’aise ou s’il savait quelque chose que j’ignorais. Il me sembla le voir respirer profondément, comme pour se calmer. Il avait vraiment très fière allure.
« Les dieux peuvent la lire, chuchota-t-il.
— Eh bien, j’aimerais beaucoup qu’ils m’apprennent, répondisse, aimablement.
— C’est vrai ? s’écria-t-il, d’une voix étranglée. Répète !
— Je plaisantais, dis-je. J’aimerais bien pouvoir lire cette écriture, voilà tout, parce qu’ainsi, j’apprendrais des vérités sur le peuple égyptien, au lieu de toutes les fadaises écrites par les historiens grecs. L’Égypte est un pays mal compris...» Je m’interrompis. Qu’est-ce qui me prenait de disserter sur l’Égypte ?
« En Égypte, il y a encore de vrais dieux, dit-il gravement, des dieux qui s’y trouvent depuis toujours. Es-tu descendu tout en bas de l’Égypte ? »
Curieuse formule. Je lui déclarai que j’avais remonté le Nil sur une assez longue distance et que j’avais vu de nombreuses merveilles. « Quant aux vrais dieux, dis-je, il m’est difficile de croire à la véracité de dieux à têtes d’animaux...»
Il secoua la tête, presque tristement.
« Les vrais dieux n’ont pas besoin de statues, dit-il. Ils ont des têtes d’homme et apparaissent quand ils le désirent. Ils vivent comme vivent les moissons qui sortent de terre, comme tout ce qui existe sous le soleil, même les pierres et la lune qui divise le temps par les grands silences de ses cycles immuables.
— C’est évident », marmonnai-je tout bas pour ne pas l’offenser. C’était donc au zèle religieux qu’il fallait imputer ce mélange d’astuce et de jeunesse. J’aurais dû m’en douter. Je me remémorai que dans ses écrits sur les Gaules, Jules César prétendait que les dieux descendaient de Dis Pater, dieu de la nuit. Mon étrange interlocuteur croyait-il à ces choses ?
« Il y a d’anciens dieux en Égypte, dit-il doucement, et ici aussi pour ceux qui savent les vénérer. Je ne parle pas de vos temples où le sang des animaux souille les autels. Je parle d’un vrai culte, de vrais sacrifices, du seul sacrifice qu’il accepte.
— Tu veux dire les sacrifices humains, n’est-ce pas ? » demandai-je d’un ton uni. César avait décrit ces pratiques et cette seule pensée me glaçait. J’avais certes vu des morts atroces dans les arènes, mais cela faisait des siècles que nous n’offrions plus de sacrifices humains. Si nous l’avions jamais fait.
Soudain, je compris ce qu’était peut-être cet homme remarquable. Un druide, un de ces anciens prêtres gaulois, décrits aussi par César, dont la puissance était inégalée dans notre empire. Pourtant, on disait qu’ils n’existaient plus.
Certes, on dépeignait toujours les druides en longues robes blanches, occupés à cueillir du gui dans les forêts, avec leurs faucilles sacrées, alors que cet homme avait plutôt l’air d’un paysan ou d’un soldat. Il était toutefois évident qu’un druide n’allait pas s’aventurer en robe blanche dans une taverne du bord de mer. D’ailleurs, selon la loi, les druides n’avaient plus le droit d’être druides.
« Crois-tu vraiment à ces anciens cultes ? lui demandai-je en me penchant vers lui. Es-tu allé, toi aussi, tout en bas de l’Égypte ? »
Si cet homme était un vrai druide, la rencontre était d’importance. Peut-être pourrais-je le persuader de me révéler sur les Gaules des choses que nul ne savait. Mais qu’est-ce que l’Égypte avait à voir là-dedans ?
« Non, répondit-il, je ne suis pas allé en Égypte, mais c’est de cette contrée que sont venus nos dieux. Mon destin n’est point d’y aller, ni d’apprendre à lire sa langue ancienne. Celle que je parle suffit aux dieux. Ils l’écoutent.
— Et quelle est cette langue ?
— La langue des Keltoï, bien sûr, dit-il. Pourquoi le demander ?
— Et comment sais-tu que tes dieux t’écoutent ? »
Ses yeux s’agrandirent à nouveau et ses lèvres s’arquèrent en un sourire de triomphe.
« Mes dieux me répondent », dit-il tranquillement.
C’était sûrement un druide. Soudain, il me sembla qu’il dégageait une sorte de lueur. Je l’imaginai en robe blanche.
« Tu les as entendus toi-même ? demandai-je.
— J’ai posé les yeux sur mes dieux, dit-il, et ils m’ont parlé aussi bien avec des mots que dans le silence.
— Et que disent-ils ? Qu’est-ce qui les rend différents de nos dieux, en dehors de la nature du sacrifice ? »
Il se mit presque à psalmodier : « Ils font ce que les dieux ont toujours fait : ils séparent le bien du mal. Ils font pleuvoir les bienfaits sur leurs adorateurs, ils mettent leurs fidèles en harmonie avec tous les cycles de l’univers. Ils font fructifier la terre, mes dieux. Tout ce qui est bon procède d’eux. »
Eh oui, me dis-je, la vieille religion sous sa forme la plus simple. Et il y a encore beaucoup de peuplades à travers l’Empire, qui vivent sous son emprise.
« Mes dieux m’ont envoyé ici pour te chercher, continua-t-il.
— Moi ? » m’écriai-je. J’étais stupéfait.
« Tu comprendras toutes ces choses, assura-t-il, tout comme tu en viendras à connaître le vrai culte de l’Égypte ancienne. Les dieux t’apprendront.
— Pourquoi donc feraient-ils une chose pareille ? m’étonnai-je.
— Pour une raison bien simple, déclara-t-il. Tu vas devenir l’un d’eux. »
Au moment où j’allais répondre, je reçus un coup violent à la base du crâne et la douleur se mit à irradier dans toutes les directions, comme de l’eau. Je me sentis perdre conscience. Je vis la table venir à ma rencontre, puis le plafond tout là-haut. Je voulus dire : si c’est une rançon que vous voulez, emportez-moi chez moi, auprès de mon intendant.
Mais je savais déjà que les pratiques en vigueur dans mon univers familier n’étaient pas en jeu.
Lorsque je repris connaissance, il faisait jour et je me trouvais dans un spacieux chariot, traîné à grande vitesse sur une route non pavée, au milieu d’une immense forêt. Je gisais sous une couverture, pieds et poings liés. A travers les parois d’osier tressé du véhicule, j’apercevais l’homme qui m’avait abordé, juché sur un cheval. Il y avait d’autres cavaliers, tous vêtus des braies et de la tunique en cuir ceinturée des Gaulois. Ils portaient de courtes épées et des bracelets de fer. Sous le soleil qui filtrait à travers les frondaisons, leurs cheveux paraissaient presque blancs. Ils cheminaient dans le plus grand silence.
La forêt était à l’échelle de véritables Titans. Les ramures des immenses vieux chênes s’entrecroisaient, empêchant presque toute la lumière de pénétrer jusqu’à nous et nous avançâmes pendant des heures au milieu d’un décor de feuilles humides, d’un vert profond, et d’ombres ténébreuses.
Je ne me rappelle ni villes, ni villages. Seulement une forteresse extrêmement rudimentaire. Lorsque nous eûmes franchi sa herse, je vis deux rangées de petites maisons aux toits de chaume et partout des barbares en tunique de cuir. On me porta à l’intérieur d’une des maisons, dans une pièce sombre et basse où l’on me laissa seul. J’avais de telles crampes dans les jambes que je tenais à peine debout et j’étais à la fois méfiant et furieux.
Je savais que nous étions très certainement dans une enclave insoumise des anciens Gaulois, ces guerriers qui avaient mis à sac le grand sanctuaire de Delphes, il y avait quelques siècles, et Rome elle-même peu après, ces êtres féroces qui contre César étaient montés à l’assaut tout nus sur leurs chevaux, en faisant sonner leurs trompettes, effrayant par leurs cris sauvages les légions romaines pourtant disciplinées.
En d’autres termes, j’étais hors de portée de tout ce sur quoi j’aurais pu compter et si cette idée de faire de moi un dieu signifiait que j’allais être immolé sur quelque autel ensanglanté au plus profond de la forêt, j’avais tout intérêt à essayer de me sauver au plus tôt.
6
Lorsque mon ravisseur reparut, il portait la robe blanche légendaire, son épaisse toison était bien coiffée et je le trouvai impressionnant et majestueux. D’autres hommes en robe blanche, jeunes et vieux, ayant tous la même chevelure blonde étincelante, entrèrent à sa suite dans la pièce sombre.
Ils formèrent autour de moi un cercle silencieux, puis au bout d’un long moment, une rafale de chuchotements s’éleva.
« Tu es parfait pour le dieu, déclara enfin le doyen, et je perçus le plaisir silencieux de celui qui m’avait amené en ce lieu. Tu es précisément tel qu’il l’a demandé. Tu resteras avec nous jusqu’à la grande cérémonie du Samhain, où tu seras conduit à la clairière sacrificielle pour y boire le Sang Divin. Tu deviendras alors un père des dieux, restaurateur de la magie que nous avons inexplicablement perdue.
— Mon corps mourra-t-il à ce moment-là ? » demandai-je. Je les regardais, étudiant leurs étroits visages, leurs yeux scrutateurs, la grâce de leurs hâves silhouettes. Cette race avait dû semer la terreur, lorsque ses guerriers avaient fondu sur les peuples méditerranéens. D’ailleurs, on parlait encore de leur intrépidité. Ceux-ci n’étaient point des guerriers, cependant, mais des prêtres, des juges, des précepteurs. C’étaient eux qui instruisaient la jeunesse, qui préservaient la poésie et les lois, toutes deux orales.
« Seule la partie mortelle de ton être mourra, dit celui qui m’avait parlé à l’auberge.
— C’est ennuyeux, car je n’en ai pas d’autre, dis-je.
— Ta forme extérieure restera et sera glorifiée. Tu verras. N’aie pas peur. D’ailleurs, tu n’y peux rien changer. Jusqu’à la cérémonie du Samhain, tu laisseras pousser tes cheveux, tu apprendras notre langue, nos chants et nos lois. Mon nom est Mael et c’est moi qui serai ton maître.
— Mais je ne veux pas devenir un dieu, dis-je. Vos dieux ne veulent sûrement pas de moi contre mon gré.
— Le vieux dieu en décidera, répondit Mael. Mais je sais que quand tu boiras le Sang Divin, tu deviendras un dieu et tout sera clair pour toi. »
L’évasion était impossible.
J’étais gardé nuit et jour. Je n’avais pas de couteau pour me couper les cheveux ou me blesser. Une grande partie du temps, j’étais cloîtré dans ma petite pièce sombre, ivre de cervoise et gavé de viandes rôties. Je n’avais rien pour écrire et c’était pour moi la pire des tortures.
Par pur ennui, j’écoutais Mael quand il venait me donner ses leçons. Il me chantait des hymnes sacrés, me récitait les anciens poèmes et pérorait sur les lois. De temps en temps, je me moquais de lui en déclarant qu’un dieu aurait dû tout savoir.
Il le reconnaissait, mais persistait néanmoins.
« Tu pourrais m’aider à sortir d’ici et regagner Rome avec moi, lui dis-je. J’ai une villa au-dessus de la baie de Naples. Jamais tu n’as dû voir un aussi bel endroit et je te laisserais y vivre indéfiniment si tu m’aidais. Je te demanderais seulement de me répéter tes chants, tes prières et tes lois pour les noter par écrit.
— Pourquoi cherches-tu à me corrompre ? » demandait-il,mais je voyais bien qu’il était fasciné par le monde d’où je venais. Il m’avoua qu’il avait fouillé Massalia pendant plusieurs semaines avant de me trouver et qu’il aimait le vin romain et les grands navires aperçus dans le port et les curieux mets qu’il avait mangés.
« Je ne cherche point à te corrompre, protestai-je. Je ne crois pas ce que tu crois et tu m’as fait prisonnier. »
Je continuai, néanmoins, par ennui et par curiosité et aussi par vague crainte du sort qui m’attendait, à écouter ses prières.
Je me surpris à guetter sa venue, impatient de voir sa forme blanche et spectrale illuminer la pièce nue, d’entendre sa voix paisible et mesurée déverser son torrent de mélodieuses absurdités.
Je m’aperçus vite que les vers qu’il me récitait ne présentaient pas une histoire continue des dieux, comme chez les Grecs et les Romains, mais que chaque déité acquérait néanmoins une identité au fil des strophes. Le panthéon de Mael regroupait les mêmes types de personnages que ceux d’autres mythologies.
Le dieu que je devais devenir, cependant, était celui qui exerçait la plus forte fascination sur mon mentor. Il n’avait pas de nom, mais de nombreux titres dont le plus souvent répété était Buveur de Sang. Mael l’appelait aussi Dieu de Blancheur, Dieu de la Nuit, Dieu du Chêne et Amant de la Mère.
A chaque pleine lune, il exigeait un sanglant sacrifice, mais c’était lors du Samhain (le jour des morts) qu’il acceptait le plus grand nombre de sacrifices humains, en présence de la tribu entière, pour assurer une bonne récolte, et qu’il prononçait aussi ses prédictions et ses sentences.
Il servait la Grande Mère, déité sans forme visible, mais néanmoins présente en toutes choses et mère de l’univers.
Mon intérêt croissait, mais mon inquiétude aussi. Le culte d’une déesse mère universelle se retrouvait sous une douzaine de formes à travers l’Empire, ainsi que celui de son fils, qui grandissait avec les récoltes, pour être moissonné avec elles, alors que la mère était éternelle. C’était l’ancien et doux mythe des saisons, mais il se caractérisait presque toujours par des cérémonies qui n’étaient rien moins que douces.
Car la Divine Mère était aussi la Mort, la terre qui engloutit les restes du jeune amant et nous engloutit tous. Et, dans l’esprit de cette vérité ancienne – aussi vieille que les semailles – se perpétraient mille rites sanglants.
A Rome, cette déesse se nommait Cybèle et j’avais vu ses prêtres se châtrer dans des accès de ferveur frénétique. Et les dieux des mythes connaissaient des sorts plus funestes encore : Attis émasculé, Dionysos écartelé, Osiris dépecé avant que la Grande Mère Isis ne lui fût rendue.
Et c’était moi, à présent, qui devait devenir ce dieu de la Fertilité, dieu de la vigne, du blé, de l’arbre, et je savais que le sort qui m’attendait ne pouvait être qu’atroce.
Pourtant, que pouvais-je faire sinon m’enivrer et marmonner les hymnes avec Mael dont les yeux s’embuaient parfois de larmes, quand il me contemplait ?
« Aide-moi à sortir d’ici, gredin, lui dis-je un jour au comble de la rage. Pourquoi ne deviens-tu pas, toi, Dieu de l’Arbre ? A quoi dois-je cet honneur ?
— Je te l’ai dit, le dieu m’a confié sa volonté et ce n’est pas moi qu’il a choisi.
— Et si c’était le cas, tu te soumettrais ? » demandai-je.
J’en avais par-dessus la tête de l’entendre me ressasser qu’un homme menacé de maladie ou de malheur devait offrir un sacrifice humain et toutes sortes d’autres croyances sacro-saintes marquées par la même puérile barbarie.
« J’aurais peur, mais j’accepterais, chuchota-t-il. Mais sais-tu ce qu’il y a de pire dans ce qui t’attend ? C’est que ton âme sera à jamais enfermée dans ton corps. Elle n’aura pas cette possibilité de passer dans un autre corps que donne la mort naturelle. Non, pour l’éternité ton âme sera celle du dieu. Le cycle de la mort et de la renaissance sera achevé en toi. »
Malgré moi, malgré mon mépris envers la réincarnation, ces paroles me réduisirent au silence. Une tristesse m’envahit.
Mes cheveux poussaient, épaississaient, et la chaleur de l’été se dissipa dans la fraîcheur de l’automne. Le Samhain approchait.
Pourtant, je continuai à questionner Mael :
« Combien d’hommes as-tu ainsi transformés en dieux ? Pour quelle raison m’as-tu choisi ?
— Jamais je n’ai transformé d’homme en dieu, dit-il. Mais le dieu est vieux et on lui a volé sa magie. Il a été victime d’une affreuse calamité, mais je ne puis t’en parler. Il a choisi son successeur. » Il paraissait effrayé. Il m’en disait trop. Quelque chose remuait des peurs profondément enfouies en lui.
« Comment sais-tu qu’il voudra de moi ? As-tu donc soixante autres candidats enfermés dans cette forteresse ? »
Il secoua la tête et dit avec une franchise inhabituelle :
« Marius, si tu ne bois pas le sang, si tu n’engendres pas une nouvelle race de dieux, qu’adviendra-t-il de nous ?
— Je voudrais pouvoir te dire que je m’en soucie, mon ami...
— Ah, calamité ! » murmura-t-il. Puis il me parla doucement de la grandeur de Rome, de ses invasions et du déclin de son peuple qui vivait dans ces montagnes et ces forêts depuis la nuit des temps.
« Les civilisations s’élèvent et tombent, dis-je. Les vieux dieux cèdent la place aux jeunes.
— Tu ne comprends pas, Marius. Notre dieu n’a pas été vaincu par vos idoles lascives. Il était aussi beau que si la lune l’avait façonné de sa lumière, il parlait d’une voix aussi pure que cette lumière et il nous enseignait la fusion avec l’univers qui est le seul remède au désespoir et à la solitude. Une terrible calamité l’a frappé,cependant, et au nord d’ici d’autres dieux ont péri. C’était la vengeance du dieu Soleil, mais nous ne savons pas, et lui non plus,comment le soleil est entré en lui durant les heures d’obscurité et de sommeil. Tu es notre salut, Marius. Tu es le mortel Qui Sait, Qui Peut Apprendre et Qui Peut Descendre Tout En Bas de l’Égypte. »
Aussitôt je songeai à Isis et à Osiris ; elle était la Terre nourricière et lui le blé et Typhon, meurtrier d’Osiris, était le feu du soleil.
Finalement, ma raison s’envola.
J’avais passé trop longtemps en proie à l’ivresse et à la solitude.
Allongé dans le noir, je chantais tout seul les chants de la Grande Mère, mais elle n’était pas une déesse pour moi : ce n’était ni la Diane d’Éphèse, ni la sauvage Cybèle, ni même la douce Démèter, pleurant six mois de l’année le départ de sa fille Perséphone pour le royaume des Morts. Elle était la bonne et forte terre que je pouvais humer à travers les barreaux de ma petite fenêtre, portée par le vent tout chargé des senteurs humides et douces de la forêt verte et sombre. Elle était les fleurs de la prairie, l’herbe bruissante, l’eau que j’entendais jaillir parfois des sources montagnardes. Elle était tout ce qui me restait dans cette petite pièce nue où j’étais emprisonné. Et je savais seulement ce que savent tous les hommes : le cycle de l’hiver et du printemps et de la croissance universelle possède en soi une vérité sublime qui console sans besoin de mythe, ni de paroles.
A travers mes barreaux, je contemplais les étoiles. J’allais mourir de la façon la plus absurde et sotte qui fût, parmi des gens que je n’admirais point, victime de coutumes que j’eusse volontiers abolies. Pourtant le caractère sacré de la cérémonie m’avait infecté. Je me sentais céder, je me voyais au centre d’un événement pourvu de sa propre et sauvage beauté.
Un matin, je m’aperçus que mes cheveux me tombaient jusqu’aux épaules.
Les jours suivants furent marqués par un incessant remue-ménage. Des chariots arrivaient de partout, des milliers de gens à pied. Je les entendais à chaque heure du jour et de la nuit.
Je vis enfin apparaître Mael et huit autres druides. Leurs robes embaumaient, lavées à l’eau de source et séchées au soleil ; leurs chevelures bien peignées luisaient de propreté.
Avec le plus grand soin, ils me rasèrent le visage, me coupèrent les ongles, me brossèrent les cheveux et me revêtirent d’une robe blanche semblable aux leurs. Puis, me dissimulant à tous les regards derrière de longs voiles blancs, ils me firent sortir de la maison et monter dans un chariot tendu de blanc.
J’entrevis d’autres hommes en robe, contenant une foule immense, et je compris que seuls quelques druides privilégiés avaient eu le droit de me voir.
Dès que Mael et moi fûmes installés dans le chariot, sur de grossiers bancs de bois, on assujettit les pans de toile pour nous cacher entièrement et le véhicule se mit en marche. Nous cheminâmes pendant plusieurs heures sans échanger une parole.
Parfois, des rayons de soleil perçaient le tissu blanc de notre bâche et lorsque j’approchais mon visage tout près de la toile, je distinguais la forêt, plus profonde, plus épaisse que je ne me la rappelais. Derrière nous s’allongeait une interminable procession et de grands chariots clos, pleins d’hommes cramponnés aux barreaux de bois, dont les voix, réclamant la liberté, s’élevaient en un chœur atroce.
« Qui sont-ils ? Pourquoi supplient-ils ainsi ? » finis-je par demander, incapable de supporter ces clameurs.
Mael parut s’arracher à un rêve. « Ce sont des malfaiteurs, des voleurs, des assassins, tous justement condamnés, qui vont périr, offerts en sacrifice.
— C’est immonde », marmonnai-je. Était-ce vraiment pire, cependant, que de les crucifier ou de les brûler comme nous le faisions à Rome ? Peut-être les Gaulois avaient-ils raison de ne pas gaspiller ainsi ces vies humaines.
Non, je délirais. Notre chariot se traînait. J’entendais des gens nous dépasser non seulement à cheval, mais à pied. Tous ces gens devaient assister au Samhain. J’allais mourir. Pourvu que ce ne fût pas par le feu ! Mael était blême et semblait apeuré. Les gémissements des autres prisonniers me rendaient fou.
A quoi penserais-je quand on allumerait le feu, quand les flammes m’atteindraient ? Je n’en pouvais plus.
« Que va-t-on me faire ? » criai-je brusquement. L’envie me prit d’étrangler Mael. Il releva la tête, les sourcils froncés.
« Et si le dieu était déjà mort... ? chuchota-t-il.
— Dans ce cas, nous partirons à Rome tous les deux et nous nous saoulerons au bon vin italien ! » répondis-je.
Le jour tombait quand le chariot s’immobilisa enfin. Tout autour de nous, des bruits s’élevaient comme une vapeur.
J’allai regarder au-dehors, sans que Mael fît un geste pour m’en empêcher. Nous étions dans une immense clairière, cernée de toutes parts par de gigantesques chênes. Tous les véhicules étaient rangés parmi les arbres et au centre de la clairière, une multitude de gens s’activaient, avec d’innombrables fagots, des cordes interminables et des centaines de troncs d’arbres, fraîchement coupés.
Les plus énormes troncs que j’eusse jamais vus avaient été dressés pour former deux X gigantesques.
Les bois grouillaient de spectateurs.
Je me rassis, en essayant de me persuader que je n’avais rien vu, rien compris. Avant la tombée de la nuit, les cris des prisonniers se firent plus forts et plus désespérés.
C’était le crépuscule. Lorsque Mael écarta enfin la bâche, je fixai d’un regard horrifié les deux colossales silhouettes – un homme et une femme, pour autant que je pusse en juger – faites de bois, d’osier et de corde et remplies jusqu’à la gueule des condamnés qui se tordaient dans leurs liens en hurlant des supplications.
Je restai muet de saisissement. Il était impossible de compter le nombre de corps qui se débattaient à l’intérieur de ces monstrueux géants, empilés dans les cavités de leurs jambes, leurs torses, leurs bras et même dans les énormes cages qu’étaient leurs têtes, couronnées de lierre et de fleurs. Les deux silhouettes frémiraient, comme si elles pouvaient choir à tout moment, mais je savais que les deux grandes croix qui leur servaient de support étaient solides. Au pied de chacune étaient empilés des monceaux de fagots et de bois enduit de poix.
« Tous ceux qui doivent mourir ont commis un méfait, c’est là ce que tu prétends ? » demandai-je à Mael.
Il opina avec sa gravité coutumière.
« Cela fait des mois, parfois des années qu’ils attendent d’être sacrifiés, me dit-il presque avec indifférence. Il en vient de tous les coins du pays. Ils ne peuvent pas plus échapper à leur sort que nous ne pouvons échapper au nôtre. Le leur est de périr sous la forme de la Grande Mère et de son Amant. »
J’étais aux abois et j’aurais tenté n’importe quoi pour m’évader. Mais une bonne vingtaine de druides entouraient notre chariot, derrière lesquels j’apercevais une légion de guerriers et au-delà, dans les bois, une foule si dense que je n’en voyais pas la fin.
La nuit tombait vite et partout on allumait des flambeaux.
J’entendais le rugissement des voix surexcitées, les hurlements des condamnés, de plus en plus perçants et lamentables.
Je restai immobile, en m’efforçant de ne pas céder à la panique. S’il m’était impossible de fuir, je devais affronter cette étrange cérémonie le plus calmement possible et lorsque la supercherie deviendrait manifeste, je le ferais savoir à haute et intelligible voix, avec dignité et courage. Ce serait mon dernier acte – l’acte d’un dieu – et il faudrait l’exécuter avec autorité, sinon il ne ferait rien pour changer l’ordre des choses.
Le chariot se remit en marche, au milieu d’un vacarme assourdissant, pour aller s’arrêter en pleine forêt, à une assez grande distance de la clairière. J’apercevais au loin les deux abominables géants et les flambeaux éclairaient le pitoyable grouillement humain à l’intérieur. Ces deux horreurs semblaient douées de vie et prêtes à se mettre en marche pour nous écraser tous. Les jeux d’ombres et de lumières sur les corps enfermés dans les deux têtes gigantesques faisaient croire à de hideux visages.
J’étais incapable de détourner les yeux de ce spectacle tragique, mais Mael m’empoigna le bras en m’annonçant qu’il était temps pour moi de gagner le sanctuaire du dieu avec les prêtres.
Les autres druides se pressèrent autour de nous, dans l’intention évidente de me cacher à tous les yeux. Je compris que la foule ignorait tout de mon rôle. Sans doute savait-on seulement que l’heure des sacrifices était proche et les druides avaient-ils l’intention de revendiquer quelque manifestation divine.
Un seul d’entre eux portait un flambeau et à notre tête il s’enfonça encore plus profondément dans les ténèbres vespérales. Mael me tenait le bras et d’autres hommes en robe blanche marchaient à nos côtés, devant et derrière nous.
La forêt était calme, moite. Les arbres s’élevaient à des hauteurs si vertigineuses, contre l’éclat lointain du ciel qui se ternissait, qu’il me semblait les voir pousser sous mes yeux.
J’aurais pu me mettre à courir, mais jusqu’où irais-je avant que tout ce peuple de barbares ne me rattrapât ?
Nous venions de déboucher dans un bosquet et je vis, à la faible lueur de la torche, des visages terrifiants sculptés dans l’écorce des arbres et des crânes humains fichés sur des piquets, qui ricanaient dans l’ombre. Des troncs avaient été évidés pour loger d’autres crânes, empilés les uns sur les autres. L’endroit était un véritable charnier et le silence environnant semblait douer de vie ces crânes hideux, leur donner la parole.
Je luttai pour chasser l’illusion que ces têtes de mort nous observaient.
Nous nous étions arrêtés devant un chêne noueux d’une telle grosseur que je n’en crus pas mes yeux. Quel âge pouvait avoir cet arbre pour avoir atteint une telle circonférence ? Pourtant, en levant les yeux, je vis que ses branches débordaient de sève, ses feuilles étaient encore vertes et partout le gui s’y accrochait.
Les druides s’étaient regroupés à quelque distance, de part et d’autre ; seul Mael restait près de moi, à ma droite. J’étais face au chêne et je vis que des centaines de gerbes de fleurs avaient été déposées au pied de l’arbre, bien que l’on distinguât à peine la couleur des corolles dans l’obscurité grandissante.
Mael avait incliné la tête et fermé les yeux. Je crus voir les autres en faire de même, tout tremblants. Une brise fraîche agitait l’herbe verte et les feuilles, tout autour de nous, la propagèrent en un long et violent soupir qui mourut aussitôt que né.
Et alors, très distinctement, j’entendis dans les ténèbres des mots que nulle voix ne prononçait.
Ils sortaient sans méprise possible de l’arbre même et demandaient si celui qui devait boire cette nuit le Sang divin remplissait toutes les conditions.
Je crus, un bref instant, être devenu fou. On m’avait drogué. Mais non, je n’avais rien bu depuis le matin ! J’avais les idées claires, affreusement claires même. J’entendis à nouveau le pouls silencieux de l’être mystérieux qui s’était remis à interroger :
Est-ce un homme de savoir ?
La mince silhouette de Mael parut scintiller lorsqu’il répondit d’une voix ferme. Les visages des druides étaient recueillis, leurs yeux fixés sur le grand chêne. Seules bougeaient les flammes de la torche.
Peut-il descendre tout en bas de l’Égypte ?
Je vis Mael incliner la tête, les larmes lui montèrent au yeux et je vis sa gorge pâle remuer lorsqu’il déglutit.
Oui, je vis, fidèle ami, et je parle ; tu as bien rempli ta tâche et je vais créer le nouveau dieu. Qu’il me rejoigne.
J’étais trop surpris pour parler. Cela changeait tout. Tout ce que j’avais cru, toutes mes certitudes étaient soudain remises en question. Je n’avais même plus peur ; j’étais paralysé par la stupéfaction. Mael me reprit le bras et avec l’aide des autres druides il m’entraîna de l’autre côté du gros chêne contre lequel était appuyé un énorme tas de pierres.
De ce côté aussi, il y avait des troncs sculptés, des rangées de crânes et j’aperçus les pâles silhouettes d’autres druides, dont certains avaient de longues barbes blanches. Ils s’approchèrent des pierres et se mirent à les écarter.
Mael et les autres se joignirent à eux, sans rien dire.
Finalement, ils mirent à nu à la base du chêne une lourde porte de fer fermée par d’énormes serrures. Mael tira une clef de sa robe et prononça quelques mots en gaulois, auxquels répondirent les autres prêtres. Sa main tremblait, mais il eut vite fait jouer toutes les serrures, après quoi quatre druides durent unir leurs efforts pour ouvrir la porte. Ensuite le porte-flambeau alluma une seconde torche qu’il plaça dans ma main et Mael dit :
« Entre, Marius. »
A la lueur vacillante des flammes, nous nous dévisageâmes. Il me parut impuissant, incapable de bouger, mais son cœur débordait d’émotion. J’avais désormais un fugitif aperçu des merveilles qui l’avaient façonné et embrasé. J’étais complètement humilié et dérouté.
De l’intérieur de l’arbre, des ténèbres tapies derrière ce grossier chambranle, la voix silencieuse sortit à nouveau :
N’aie pas peur, Marius. Je t’attends. Prends cette lumière et viens me rejoindre.
7
Dès que j’eus franchi la porte, les druides la refermèrent. Je vis que j’étais en haut d’un long escalier de pierre, configuration que j’allais retrouver à d’innombrables reprises au cours des siècles, que tu as déjà vue deux fois et que tu reverras : les degrés qui descendent au plus profond de la Terre Nourricière, dans les salles où Ceux Qui Boivent le Sang se cachent toujours.
L’intérieur du chêne formait une chambre basse et inachevée, mais l’être qui m’appelait se trouvait au pied de l’escalier. Il me répéta que je n’avais rien à craindre.
Je n’avais pas peur. J’étais plus exalté par ce qui m’arrivait que par mes rêves les plus fous. Je n’allais pas mourir aussi simplement que je me l’étais imaginé. Je m’enfonçais dans un mystère infiniment plus passionnant que je ne l’eusse cru.
Lorsque j’arrivai en bas des étroites marches, cependant, et que je me retrouvai dans la petite salle en pierre, le spectacle qui m’attendait me terrifia. Me terrifia et me révulsa, la peur et le dégoût me remontant au bord des lèvres pour me suffoquer ou me faire vomir.
En face de l’escalier, une créature était assise sur un banc de pierre et à la lumière de ma torche, je vis qu’elle avait forme humaine, mais qu’elle était entièrement calcinée, épouvantablement brûlée, la peau racornie jusqu’à l’os. On eût dit un squelette aux yeux jaunes, entièrement badigeonné de goudron à l’exception de sa longue crinière blanche. Il ouvrit la bouche pour parler et je vis luire deux longs crocs blancs. Je sentis ma main se crisper sur la torche, tandis que je faisais un violent effort pour ne pas hurler comme un dément.
« N’approche pas trop près, me dit la créature. Reste là où je puis te voir, pour autant que mes yeux voient encore. »
Je déglutis et tentai de reprendre mon souffle. Nul être humain n’aurait pu être brûlé à ce point et survivre. Et pourtant cette créature vivait, nue, ratatinée, noircie. Sa voix était basse et mélodieuse. Elle se leva et traversa lentement la pièce.
Elle tourna vers moi ses yeux jaunes et je vis, à la lumière de ma torche, qu’ils étaient teintés de rouge sang.
« Que voulez-vous de moi ? chuchotai-je malgré moi. Pourquoi m’a-t-on amené ici ?
— Une calamité, fit la créature de cette voix teintée d’émotion, si différente du grincement auquel je m’étais attendu de la part d’un tel être. Je vais te transmettre mon pouvoir, Marius, faire de toi un dieu et tu seras immortel. Mais quand ce sera fait, il faudra partir d’ici, échapper, comme tu le pourras, à nos fidèles adorateurs et descendre tout en bas de l’Égypte pour découvrir pourquoi... cette calamité... s’est abattue sur moi. »
Il paraissait flotter dans les ténèbres, sous le chaume blanc de ses cheveux. Lorsqu’il parlait, ses mâchoires tendaient à craquer la peau noire et flétrie qui adhérait à son crâne.
« Vois-tu, nous sommes les ennemis de la lumière, nous autres dieux des ténèbres, nous servons la Grande Mère et nous ne gouvernons qu’à la lueur de la lune. Le soleil, notre ennemi, a quitté sa voie naturelle pour nous attaquer. A travers tout le Nord, où l’on nous vénère, dans les bosquets sacrés des pays de neige et de glace, et jusque dans cette contrée fertile et à l’est d’ici, le soleil a trouvé le moyen de brûler vifs tous les dieux. Les jeunes ont péri sans recours et les vieux – ceux qui servent depuis longtemps la Grande Mère – continuent à bouger et parler comme je le fais, au prix de mille souffrances, épouvantant leurs fidèles adeptes par leur aspect.
Il faut un nouveau dieu, Marius, aussi fort et beau que je l’étais, pour devenir l’amant de la Mère, mais surtout pour échapper à nos adorateurs, sortir du chêne et se rendre en Égypte. Tu partiras pour Alexandrie et les autres anciennes cités, Marius, et tu y sommeras les dieux, par la voix silencieuse qui sera la tienne quand je t’aurai créé, de te dire qui est encore en vie et pourquoi cette calamité s’est abattue sur nous. »
Fermant les yeux, l’être s’immobilisa en vacillant comme s’il était fait de papier noir et je perçus, sans comprendre par quel miracle, un torrent d’images violentes : les dieux du Nord détruits par le feu. Mon esprit rationnel de Romain chercha à résister, à enregistrer ces images pour les analyser, plutôt qu’à s’y soumettre, mais l’être que j’avais devant moi était patient. Il continua à m’envoyer ses images : je vis l’Égypte, ses paysages ocre, brûlés par le soleil, le sable qui recouvrait tout et puis d’autres escaliers s’enfonçant dans les entrailles de la terre, des sanctuaires...
« Trouve-les, dit la voix. Découvre pourquoi et comment cela est arrivé et veille à ce que cela ne se reproduise jamais. Hante les rues d’Alexandrie jusqu’à ce que tu aies trouvé les anciens. Espérons qu’ils ont survécu, comme je l’ai fait. »
J’étais trop bouleversé, trop humilié par ce mystère pour répondre. Peut-être même y eut-il un moment où j’acceptai mon destin, mais je n’en jurerais pas.
« Je sais, reprit l’être. Tu n’as pas de secret pour moi. Tu ne veux pas être le dieu du bosquet et tu veux t’échapper. Mais ce désastre, vois-tu, saura te retrouver partout à moins que tu n’en découvres la cause et le remède. Tu iras donc en Égypte, sinon toi aussi tu risquerais d’être consumé par ce soleil surnaturel dans les entrailles mêmes de la nuit et de la terre obscure. »
Il s’approcha, en raclant des pieds contre les pierres.
« Écoute bien à présent. Tu dois t’enfuir cette nuit même. Je dirai à nos adorateurs que tu dois partir pour l’Égypte, quérir notre salut, mais ils répugneront à se séparer de leur nouveau dieu. Il faut fuir pourtant et ne pas les laisser t’emprisonner dans le chêne après la cérémonie. Cours le plus vite possible, mais avant le lever du soleil, enfouis-toi dans la terre pour échapper à sa lumière. La terre te protégera. Viens, maintenant, que je te donne le sang et prie que j’aie encore le pouvoir de te transmettre ma force ancienne. Ce sera long. Je prendrai et je donnerai, prendrai et donnerai, mais il faut le faire. Tu dois devenir le dieu et faire ce que je t’ai dit. »
Sans attendre ma réponse, il se jeta sur moi, m’agrippant de ses doigts calcinés. Lâchant mon flambeau, je tombai à la renverse contre les marches, mais ses crocs étaient déjà plantés dans ma gorge.
Tu connais cela, la sensation éprouvée au moment où le sang est aspiré, la pâmoison. Je vis les sépultures et les temples d’Égypte. Je vis deux personnages, resplendissants, assis côte à côte sur un trône. Des voix me parlaient dans des langues inconnues. Et au-dessous, le commandement sans cesse répété : tu serviras la Mère, tu boiras le sang du sacrifice, tu présideras au culte unique, au culte éternel du bosquet.
Je me débattais comme on se débat dans les rêves, incapable de crier, de me libérer. Soudain, je m’aperçus que j’étais libre, que je n’étais plus plaqué au sol. Le dieu reparut. Il était toujours noir, mais robuste à présent, comme si le brasier l’avait simplement cuit sans lui ôter sa force. Les traits de son visage étaient à nouveau reconnaissables et même beaux. Les yeux jaunes n’étaient plus exorbités et semblaient redevenus les portes de l’âme. Mais il était encore infirme, souffrant, incapable de bouger.
« Lève-toi, Marius, dit-il. Tu as soif et je vais t’abreuver. »
Tu connais aussi l’extase que je ressentis lorsque son sang coula en moi, inondant le moindre vaisseau de mon corps. L’atroce balancement du pendule ne faisait que commencer, cependant.
Je restai des heures dans ce chêne, durant lesquelles il me reprit ce sang pour me le rendre, à de multiples reprises. Quand j’étais vidé, je restais prostré à terre, à sangloter. Mes mains n’étaient plus que des os. J’étais aussi desséché qu’il l’avait été. Puis il m’abreuvait à nouveau et je sentais monter un orgasme de délicieuses sensations, qu’il interrompait aussitôt.
A chaque échange, il m’instruisait : j’étais immortel ; seuls le soleil et le feu pouvaient me détruire ; le jour, je dormirais dans la terre ; jamais je ne connaîtrais la maladie ni la mort naturelle ; jamais mon âme ne quitterait mon corps ; j’étais le serviteur de la Mère ; la lune me donnerait de la force.
Il me dit aussi que je me nourrirais du sang des malfaiteurs et même des innocents sacrifiés à la Mère ; que je jeûnerais entre les sacrifices, pour que mon corps se desséchât comme les champs en hiver et se gonflât de vie et de beauté avec le sang sacrificiel, comme les plantes au printemps.
Dans ma souffrance et mon extase se retrouverait le cycle des saisons. Quant à mes pouvoirs mentaux – lire la pensée et les intentions d’autrui – je m’en servirais pour guider mes adorateurs dans leur justice et leurs lois. Jamais je ne boirais d’autre sang que celui du sacrifice.
J’apprenais ces choses et les comprenais, mais ce qui me fut surtout inculqué durant ces heures fut ce que nous apprenons tous au moment de boire le sang : je n’étais plus un mortel, j’étais transformé en un être si puissant que ces vieux enseignements n’étaient guère à même de le contenir ni de l’expliquer. Mon destin était au-delà du savoir de quiconque, fût-il mortel ou immortel.
Le dieu, enfin, me prépara à ressortir de l’arbre. Il me prit tant de sang que je me soutenais à peine. J’étais un spectre, pleurant de soif. Je voulais du sang, je sentais le sang, je me serais rué sur lui pour le sucer si j’en avais eu la force. Mais la force, bien sûr, c’était lui qui l’avait.
« Tu es vide, comme tu le seras toujours au début de la cérémonie, me dit le dieu, afin que tu puisses boire ton plein de sang sacrificiel. Rappelle-toi mes paroles, cependant. Après avoir présidé aux rites, il faut parvenir à t’échapper. Quant à moi, tente de me sauver. Dis-leur que je dois rester avec toi, mais il est probable que mon temps touche à sa fin.
— Pourquoi ? Que veux-tu dire ? balbutiai-je.
— Tu verras. Il n’y a besoin que d’un dieu ici, dit-il. Si je pouvais te suivre en Égypte, je boirais le sang des anciens et je serais rétabli. Alors qu’ici, il me faudra des siècles. Or, je n’ai pas des siècles à vivre. Rappelle-toi : pars pour l’Égypte. Fais tout ce que j’ai dit. »
Il me poussa alors vers l’escalier. Le flambeau continuait à brûler dans un coin. En montant vers la porte, là-haut, je humai l’odeur du sang des druides qui attendaient et je faillis pleurer.
« Ils te donneront autant de sang que tu pourras en boire, dit la voix derrière moi. Remets-toi entre leurs mains. »
8
Tu imagineras sans peine mon aspect à ma sortie du chêne. Les druides avaient attendu de m’entendre frapper à la porte et de ma voix silencieuse, j’avais dit :
Ouvrez. C’est le dieu.
Ma mort humaine était passée depuis longtemps. La soif me consumait et mon visage devait avoir l’aspect d’une tête de mort, où brillaient deux yeux exorbités et des crocs sur lesquels mes lèvres étaient retroussées. Ma robe pendait comme sur un squelette et les druides me regardèrent émerger, pleins de crainte respectueuse à cette preuve de ma divinité.
Je ne voyais plus seulement leurs traits, cependant, je lisais à l’intérieur de leurs cœurs. Je discernai le soulagement de Mael en constatant que l’ancien dieu n’avait pas été trop faible pour me créer et sentis sa foi renforcée par ce phénomène.
Et j’eus aussi l’autre grande vision dont nous avons l’apanage : la grande profondeur spirituelle de chaque homme, enfouie loin à l’intérieur du chaud creuset de chair et de sang.
La soif me torturait. « Emmenez-moi jusqu’à l’autel, dis-je, la fête du Samhain va commencer. »
En poussant des cris glaçants, les druides se mirent en route à travers la forêt. De loin nous parvinrent les clameurs assourdissantes de la multitude qui attendait ce signal.
Notre procession gagna d’un pas rapide la grande clairière où une infinité de prêtres en robe blanche vinrent nous saluer et me couvrir de fleurs, en entonnant des chants de liesse.
Je n’ai point besoin de te dire comment m’apparaissait le monde avec mes nouveaux sens. Je distinguais chaque teinte, chaque contour sous le mince voile de l’obscurité, j’entendais chaque note des hymnes, chaque cri de la foule.
Marius s’était désintégré à l’intérieur d’un nouvel être.
Une sonnerie de trompettes retentit tandis que je gravissais les marches de l’autel et je me retournai pour faire face aux milliers de gens assemblés, qui levaient vers moi une mer de visages pleins d’espérance, se détachant sur les deux géants d’osier où les condamnés continuaient à se débattre en gémissant.
Devant l’autel était disposé un grand chaudron d’argent rempli d’eau, vers lequel les prêtres amenèrent en chantant une longue file de prisonniers, les mains liées derrière le dos.
« Dieu de beauté, dieu puissant, psalmodiaient les druides, dieu des bois et des champs, bois le sang sacrificiel et à mesure que tes membres se gonfleront de vie, la terre aussi se renouvellera. Tu nous pardonneras alors d’avoir moissonné le blé et tu béniras les graines que nous semons. »
Je vis alors les trois hommes choisis pour être mes victimes, trois robustes jeunes gens, liés comme les autres, mais propres, vêtus de robes blanches et parés de fleurs. Dans leur beauté innocente, ils attendaient, épouvantés, la volonté du dieu.
Les trompettes me vrillaient les tympans, le rugissement de la foule était ininterrompu. Je lançai :
« Que le sacrifice commence ! » On poussa vers moi le premier jeune homme et je m’apprêtai à vider pour la première fois la coupe divine de la vie humaine. Au moment où j’ouvrais la bouche, en sentant palpiter entre mes doigts la chair tiède de ma victime, je vis qu’on mettait le feu aux deux géants et que l’on enfonçait dans le chaudron la tête des deux premiers prisonniers.
La mort par le feu, par l’eau et les crocs du dieu.
Les chants séculaires accompagnèrent mon extase : « Dieu de la lune croissante et décroissante, toi qui es l’image même de la mort dans ta faim, puise des forces dans le sang de tes victimes, retrouve ta beauté pour que la Grande Mère t’accueille sur sa couche. »
Combien de temps cela dura-t-il ? Je ne sais. Une éternité. L’éclat des deux ardents brasiers, les hurlements des suppliciés, la longue procession des noyés. Je bus insatiablement, non seulement le sang des trois élus, mais celui d’une douzaine d’autres promis au feu ou à l’eau.
Partout, je ne voyais que ravissement sur les visages inondés de sueur, j’entendais les hymnes et les cris. La frénésie parut enfin se calmer, cependant. Les géants n’étaient plus que deux tas de braises où l’on déversait encore un reste de poix.
A présent, c’était l’heure des jugements. Des plaignants se présentaient pour me réclamer justice et je devais scruter leur âme avec mes nouveaux yeux. Je titubais. J’avais bu trop de sang, mais je sentais en moi une telle puissance que j’aurais pu franchir la clairière d’un bond pour me perdre dans la forêt.
Me soumettant, pour le moment, à ma destinée, je rendis les sentences, désignant le juste et l’injuste, l’innocent et le coupable.
Désormais, mon corps ne mesurait plus le temps en termes de lassitude, mais lorsque tous les arrêts eurent été rendus, je sus que le moment était venu d’agir.
Il fallait que j’obéisse au commandement du vieux dieu en échappant à l’emprisonnement à l’intérieur du chêne. Or, il ne restait plus qu’une heure avant l’aube.
Quant à ce qui m’attendait en Égypte, j’étais encore indécis. Je savais, toutefois, que si je laissais les druides m’enfermer, je mourrais de soif jusqu’à la pleine lune où l’on m’accorderait une petite offrande. Mes nuits ne seraient que soif et torture, hantées par ce que l’ancien dieu avait appelé les « rêves du dieu », où me seraient révélés le secret des arbres et de l’herbe qui poussent et celui de la Mère silencieuse.
Ces secrets n’étaient pas pour moi.
Les druides m’entourèrent à nouveau et nous repartîmes vers le bosquet sacré, au son d’une litanie en sourdine qui m’ordonnait de rester dans l’arbre pour sanctifier la forêt, d’en être le dieu tutélaire et d’aider de mes conseils les prêtres qui viendraient de temps en temps me consulter.
Je m’arrêtai avant d’avoir atteint les arbres. Un énorme bûcher brûlait au centre du bosquet, jetant une lumière fantomatique sur les troncs sculptés et les crânes hilares. Tous les druides s’étaient rassemblés là pour attendre ma venue. Un courant de terreur me parcourut avec toute la violence que peuvent avoir les émotions de ceux de notre race.
D’une voix autoritaire, je m’empressai d’annoncer aux prêtres que je voulais rester seul et que je m’enfermerais dans le chêne, à l’aube, en compagnie de l’ancien dieu. Je vis aussitôt que ma ruse était inutile. Ils me contemplaient froidement, en échangeant des regards méfiants.
« Mael ! lançai-je. Fais ce que je t’ordonne ! Dis à ces hommes de quitter le bosquet. »
Soudain, sans le moindre avertissement, la moitié de l’assemblée se précipita vers l’arbre tandis que l’autre m’empoignait.
Je tentai de me dégager, mais douze paires de bras m’immobilisaient.
Si j’avais mieux compris l’étendue de ma force, j’aurais pu facilement me libérer, mais je l’ignorais. Mon esprit était encore embrumé par la cérémonie et engourdi par la terreur à l’idée des horreurs que je pressentais. Tandis que je me débattais aux mains des druides, on tira du chêne le vieux dieu, nu et noir, et on le jeta dans le feu.
Je ne le vis que le temps d’un éclair, mais il n’était que résignation. Il ne fit pas un geste pour se défendre. Ses yeux restèrent obstinément fermés et, me rappelant ce qu’il m’avait confié de ses souffrances, je me mis à pleurer.
Je tremblais de tous mes membres en le regardant brûler, mais du milieu des flammes, sa voix me parvint : « Fais ce que je t’ai ordonné Marius. Tu es notre espoir. » Je devais m’enfuir.
Je me fis humble et docile entre les mains des prêtres, pleurant lamentablement, comme si j’étais la victime impuissante de toute cette magie. Lorsque je sentis leurs mains relâcher leur étreinte et que je vis leurs regards fixés sur le bûcher, je pivotai sur mes talons, m’arrachant à eux de toute ma force, et je partis à toutes jambes vers la forêt.
Au cours de cette ruée initiale, je constatai pour la première fois l’étendue de mes pouvoirs. En un instant, j’avais franchi une distance incroyable. Mes pieds touchaient à peine terre.
Cependant, le cri jaillit aussitôt : « LE DIEU S’EST ENFUI ! » et en l’espace de quelques secondes, il était répercuté par la multitude, tandis que des milliers de mortels fonçaient parmi les arbres.
Je ne m’arrêtai même pas pour arracher ma robe blanche, je m’en débarrassai sans cesser de courir, puis d’un bond je gagnai les branches d’un chêne et me mis à filer comme une flèche d’arbre en arbre.
En quelques minutes, je fus assez loin de mes poursuivants pour ne plus les entendre, mais je continuai à sauter comme un forcené d’une branche à l’autre, jusqu’à ce que je n’eusse plus rien à redouter, sinon le soleil du matin.
J’appris alors ce dont Gabrielle a fait l’expérience si tôt dans son existence vagabonde : il m’était facile de creuser la terre et de m’y enfouir pour me protéger de la lumière.
A mon réveil, la soif me consumait avec une violence qui m’étonna. Comment l’ancien dieu avait-il pu supporter son jeûne rituel ? J’étais obsédé par la pensée du sang humain.
Les druides, cependant, avaient eu toute la journée pour poursuivre leurs recherches et je devais me montrer très prudent.
Cette nuit-là, je dus parcourir la forêt sans pouvoir étancher ma soif avant le petit matin où je tombai sur le repaire d’une bande de voleurs. Ils me fournirent le sang d’un malfaiteur et de quoi me vêtir.
Au cours des instants qui précédaient l’aurore, je fis le point de ma situation. J’avais déjà appris beaucoup de choses sur mes pouvoirs et j’en apprendrais d’autres. J’irais en Égypte, non pas pour sauver les dieux et leurs adorateurs, mais pour découvrir la clef de l’énigme.
Tu vois donc que dès cette époque, voici plus de mille sept cents ans, nous avions commencé notre quête, nous rejetions les explications qu’on nous donnait, nous étions amoureux de notre magie et de notre pouvoir.
La troisième nuit de ma nouvelle vie, je visitai mon ancienne demeure à Massalia, où je retrouvai ma bibliothèque, mon écritoire, mes parchemins intacts. Mes fidèles esclaves m’accueillirent avec des transports d’allégresse. Mais tout cela n’était plus rien pour moi.
Je savais que je ne pouvais plus désormais être Marius, le citoyen romain, mais je lui prendrais néanmoins tout ce qu’il pouvait me donner. Je renvoyai à Rome mes esclaves bien-aimés, j’écrivis à mon père pour lui annoncer qu’une grave maladie m’obligeait à passer la fin de mes jours dans le climat sec et chaud de l’Égypte, j’adressai mes écrits d’histoire à ceux que cela pouvait intéresser et je partis pour Alexandrie avec de l’or dans ma bourse, les lettres d’introduction que m’avait jadis données mon père et deux esclaves à l’esprit lent qui ne s’étonnaient point de me voir voyager la nuit.
Moins d’un mois après la grande fête du Samhain, en Gaule, je hantais les ruelles tortueuses d’Alexandrie, appelant les anciens dieux de ma voix silencieuse.
J’étais fou, mais je savais que ma folie était passagère. Il me fallait trouver les anciens dieux. Tu sais pourquoi. Ce n’était pas seulement la menace de voir la calamité se reproduire, de voir le soleil me découvrir dans l’obscurité de mon sommeil diurne ou me foudroyer au milieu des ténèbres de la nuit.
Il me fallait trouver les dieux parce que je ne supportais pas d’être seul parmi les hommes. Je mesurais pleinement, désormais, toute l’horreur de ma situation et, bien que je ne tuasse que le malfaiteur, ma conscience était trop sensible pour me permettre de me leurrer. Comment accepter de me voir, moi, Marius, qui avais reçu tant d’amour dans ma vie, devenu le dispensateur de mort ?